Une autobiographie non autorisée de Banane Rebelle… un an après sa naissance
par Gabriel Marcoux-Chabot, Québec, 22 mai 2013
Le 22 mai 2012, j’enfilais le costume de Banane Rebelle pour la première fois. Un an plus tard, je regarde les photos rassemblées dans ces archives et je me dis que quelques mots d’accompagnement ne seraient pas de trop. Un barbu dans un suit jaune, à première vue, ça demande des explications. Alors voilà, pour les nostalgiques d’aujourd’hui et de demain, pour mes enfants et mes petits-enfants, et pour vous, mes bons averlans, la petite histoire d’un révolutionnaire de carnaval aux idéaux fruités.
D’entrée de jeu, il me faut préciser que je n’ai jamais été ce qu’on appelle un militant. À vrai dire, je me suis toujours un peu méfié des mouvements de masse, des groupes de pression, des syndicats et des lobbys de tout acabit, qu’ils soient de gauche, de droite, pour ou contre je ne sais quoi. Aussi bien intentionné soit-il, le grégaire me met en général mal à l’aise. Conséquemment, la politique me répugne un peu, qu’elle soit fédérale, provinciale, municipale ou même estudiantine. Je suis écrivain, étudiant, éditeur et père de famille ; cela me suffit. Un peu égocentrique, préférant la distance à l’engagement et revendiquant moins ma liberté d’expression que ma liberté de pensée, comment me suis-je retrouvé déguisé en banane au milieu de tant de manifestations, le poing levé, cigare au bec et lunettes fumées en prime ?
Disons que le Printemps québécois est venu me chercher comme aucun autre mouvement social ou politique auparavant. Tous ces gens dans la rue, tous ces articles lus et partagés, toutes ces discussions de cuisine, de trottoir et de balcon… D’une certaine manière, la grève étudiante m’a éveillé à mes propres valeurs : justice sociale, égalité des chances, solidarité (que voulez-vous, j’étais un sale gauchiste qui s’ignorait). Et du coup, j’ai découvert que ces valeurs (mes valeurs) étaient menacées. Cela ne datait pas d’hier, d’ailleurs : comme une vieille guenille qui traîne au fond de l’évier, il y avait longtemps que le Québec s’encrassait. Et pour la première fois de ma vie, j’avais l’impression que quelqu’un prenait enfin la peine de tordre ma belle province et de l’essorer comme il se doit. Et quand je dis quelqu’un, je devrais plutôt dire des centaines de milliers de quelqu’uns et de quelqu’unes, voire même des millions de monsieurs et de madames pas-comme-tout-le-monde qui tous et toutes tordaient de la guenille avec un enthousiasme déconcertant. Tout sortait : le bon comme le mauvais. L’arrogance des puissants, le positionnement indécent des médias, le crétinisme des chroniqueurs, la violence primaire des policiers, l’instrumentalisation de la justice, bref, le mépris institutionnalisé. Il y avait de quoi désespérer. Mais il y avait aussi la fougue de la jeunesse, l’intelligence des leaders étudiants, le courage des manifestants, la résilience des arrêtés, des bousculés, des gazés, des matraqués. Il y avait la solidarité des mères en colères, des têtes blanches carrés rouges, des profs contre la hausse, des juristes progressistes et des Schtroumpfs unis qui jamais ne seront vaincus. Il y avait l’imagination bouillonnante et la créativité populaire, la chaleur humaine et le mouvement. Et dans ce mouvement, je me suis laissé emporter.
Je portais fièrement le carré rouge. J’allais manifester. Nous étions des milliers à le faire, chaque jour, d’un bout à l’autre du Québec. Pourtant, rien ne changeait. La situation, d’une certaine manière, empirait. Il y avait eu Victoriaville et les fumigènes dans le métro. Le gouvernement aiguisait sa langue de bois, parlait d’incitation à craindre des actes terroristes, de violence, d’intimidation. La loi spéciale venait été votée. L’ambiance devenait malsaine. La situation générale, profondément caricaturale. Je voulais faire quelque chose de plus. Je sentais que je devais faire quelque chose de plus. Mais quoi ?
Mon petit frère Moïse, documentariste indépendant, avait identifié les balles de plastiques utilisés par la Sûreté du Québec à Victoriaville. Les résultats de son enquête avaient fait le tour du Web et filtré dans les médias traditionnels. Sur les ondes radiophoniques, à l’émission d’Arcand, il avait su confronter posément l’insignifiance entêtée de Robert Poëti. On ne parlerait plus, désormais, de simples balles de caoutchouc. Mon petit frère Moïse : j’admirais la qualité et l’efficacité de son travail. Malheureusement, je n’avais pas ses compétences…
Et puis, il y avait Anarchopanda, merveilleuse créature qui, par sa seule présence, apaisait les tensions et ravivait la flamme des manifestants. Une idée comme ça : à défaut d’être Anarchopanda, je pouvais incarner Panda Rebelle, sorte d’alter ego féminin du célèbre personnage. Avec une robe rouge et une boucle sur l’oreille, j’aurais fait fureur dans la capitale. Mais le costume coûtait cher et ne pouvait être livré avant trois semaines. Autant dire une éternité dans le monde en pleine effervescence qui était alors le nôtre. Nous étions le 21 mai. Le lendemain se tenait une manifestation monstre à Montréal. Je voulais être prêt. Je ne pouvais attendre. Recherche rapide sur le web. Une mascotte de Chipmunk. Trop loin, trop cher. Et puis, ce costume de banane en vente dans une boutique de Sainte-Foy. Jaune, léger, voyant, pratique, inoffensif. Pas cher. Avec un potentiel humoristique infini. À ce moment, je le jure, j’ignorais l’existence du groupe Mise en demeure et je ne savais pas que Banana Split Fâché avait déjà quelques interventions à son actif. Des lunettes fumées à monture jaune traînaient à la maison. Je pouvais acheter des bananes à l’épicerie, des cigares au dépanneur. En quelques heures, c’était décidé : au diable le panda, je serais Banane Rebelle.
La suite est connue. Première apparition à Montréal lors de la manifestation du 22 mai, puis arrestation le 24 mai à Québec. La twittosphère fait de moi une sorte de célébrité. Le lendemain, entretien avec une journaliste du Soleil. Le 28 mai, entrevue sur les ondes de Choi Radio X. Je suis bien content de leur faire lire de la poésie en direct. Le soir même, deuxième arrestation, fortement médiatisée, devant les bureaux du Ministère de l’éducation, en compagnie d’une centaine de manifestants. Deux jours plus tard, je suis caricaturé dans Le Soleil en compagnie d’Anarchopanda et du Concombre Charest. En une semaine, j’étais devenu un personnage médiatique, une sorte d’icône du mouvement étudiant. C’était plus que tout ce que j’avais espéré. J’avais maintenant de la visibilité. Je ne devais pas la gâcher.
Je me suis donc fixé une seule règle, inspirée du serment d’Hippocrate : avant tout, ne pas nuire au mouvement qui m’avait fait naître. Pour le reste, j’improvisais. J’allais manifester, pas tous les jours, mais le plus souvent possible. J’apportais des muffins aux manifestants, je leur distribuais des bananes. Je voyais bien que ma présence suscitait l’enthousiasme : on était content de me voir, on me serrait la main, on venait discuter avec moi. Avant, pendant, après les manifs, j’ai fait des rencontres extraordinaires. J’ai connu des gens à qui je n’aurais jamais eu l’occasion de parler si j’avais conservé mon habit d’humain. Ces rencontres, ces conversations, ce sont probablement mes plus beaux souvenirs.
De plus, je constatais que ma présence permettait de désamorcer les tensions. Combien de carrés verts sont venus me piquer une jasette, manifestant leur désaccord, mais exprimant leur respect pour ma démarche. Des policiers, aussi, sont venus discrètement me signifier leur appui. Atténuer la haine, redonner espoir, rétablir le dialogue : je ne pouvais m’empêcher de considérer que j’avais là une fonction.
J’alimentais ma page FB, toujours avec humour. J’essayais de me renouveler, de créer l’événement. Je me suis fait guerillero, avec pantalons militaires et ceintures de munitions. Devenu cowboy solidaire, j’ai défié John James en duel. Pendant le Festival d’été, je me suis fait vacancier engagé, distribuant mes fiches cuisine aux estivants. J’ai fait ce que je croyais être juste, au mieux de mes capacités (à ce propos, un article de Yan St-Onge résume ma démarche probablement mieux que je ne pourrais le faire).
D’autres héros allaient voir le jour. Docteur Chaussette à Rimouski, Batman Tremblay à Trois-Rivières. À la manifestation du 22 juin, mon fils de six ans, Banane Junior, était heureux de m’accompagner. Un mois plus tard, c’était au tour de mon père, de retour à l’université à 71 ans passés, d’endosser le costume de Banane Sénior l’espace d’une journée.
J’ai essayé d’être utile. Je ne l’ai pas toujours été. Je l’ai dit, je ne suis pas un militant. Démocratie directe, diversité des tactiques, ce sont des concepts qui m’échappent en partie. Il m’est arrivé d’inciter publiquement les manifestants à fournir leur itinéraire aux policiers. À l’époque, cela me semblait la seule chose pertinente à faire. J’en suis beaucoup moins sûr aujourd’hui. Pendant la campagne électorale, j’ai joint ma voix et mon image à celles de ceux qui voulaient faire sortir le vote. La philosophie des abstentionnistes m’échappait complètement. Je savais qu’une élection n’allait pas régler tous les problèmes, mais je considérais qu’il s’agissait d’un outil à ne pas négliger. Depuis, j’ai appris. Considérant l’attitude du gouvernement actuel, je ne crois pas que ma démarche ait été d’une quelconque utilité. Enfin, ce sont des choses que je regrette, mais il faut bien assumer.
Vers la fin de l’été, je dois avouer, je ne savais plus très bien ou me situer. La politique politicienne reprenait le dessus, avec sa partisanerie de bas étage, sa langue de bois, ses tactiques, ses stratégies. Je sentais une sorte de dégoût monter. Un peu perdu, je me demandais quoi faire de mon personnage. J’avais créé un être qui me dépassait, une figure dont l’importance dans l’imaginaire collectif me semblait considérable, même si mes actions effectives étaient limitées. Si je voulais qu’il vive, je devais en quelque sorte l’éliminer avant que mes propres doutes et mes propres insuffisances ne le réduisent peu à peu à ma propre individualité. Avant de le gâcher complètement, il fallait donc m’en débarrasser.
La soirée électorale m’a fourni une porte de sortie élégante. Au Show Rouge, à l’annonce de la défaite de Jean Charest dans son comté, je suis monté sur scène, j’ai retiré ma pelure et je l’ai balancée dans la foule. Depuis le début, je clamais haut et fort mon intention de faire tomber le gouvernement. Les libéraux avaient perdu. Jean Charest avait perdu. Mission accomplie. Je pouvais me retirer.
Les mois ont passé. J’ai quitté la sphère publique et je m’en porte bien. Je termine une maîtrise et un roman. Je commencerai probablement un doctorat à l’automne 2013. Mes enfants vont bien. Anarchopanda et mon petit frère Moïse continuent le combat à leur manière. Ils sont fantastiques. Je les admire à distance. De mon côté, j’ai mis un terme à la lutte costumée. Cela ne signifie pas que je n’ai pas d’autres projets, d’autres idées. Préférant toujours la distance à l’engagement, j’ai récupéré ma liberté de pensée. Qui sait, peut-être me reverrez-vous aux prochaines élections, sans cigare et sans lunettes fumées, avec un projet d’exposition.
L’essentiel, c’est que je me sens un peu moins con qu’avant. Le printemps érable m’a beaucoup appris. Ce qui s’en est suivi aussi. Et je sens que quelque chose a changé. Moins égocentrique qu’avant, j’ai l’impression d’avoir trouvé ma place dans la société. J’ai l’impression de participer à un mouvement, d’appartenir à une collectivité.
Le Québec est toujours pour moi une vieille guenille que l’on n’a pas fini d’essorer. Ce n’est pas grave. Je ne crois pas aux lendemains qui chantent, aux révolutions définitives. Je crois en l’être humain comme d’autres croient en Dieu. Je crois au dialogue, à l’ouverture, au mouvement. Je crois en l’implication citoyenne, au travail individuel, à l’effort collectif. Je crois en chacun de nous, en notre capacité à changer le monde dans lequel nous vivons, petit à petit. La crasse est là, bien visible. Il n’est peut-être pas possible d’en éliminer toute la laideur, mais il est toujours possible d’y ajouter un peu d’humour et de beauté.
Je n’aime pas les mots creux. Je pense ce que je dis. Je dis ce que je pense. Et le plus souvent, j’essaie d’agir en conséquence.